Ignacio
Ramonet et Ramón Chao
Considéré
comme l’un des plus grands écrivains du XXe siècle, Jorge Luis Borges, mort en
1986 à l’âge de quatre-vingt-sept ans, était un homme d’une culture stupéfiante
et d’une érudition prodigieuse. Aveugle, il n’a jamais écrit de roman,
simplement des contes et des nouvelles, genres littéraires dont il reste le
maître incontesté. Il est le créateur de quelques-uns des grands mythes
littéraires contemporains, comme celui de la « bibliothèque de Babel ». Au
travers de fantastiques jeux de miroirs, d’énigmes vertigineuses, de voyages
imaginaires dans les labyrinthes obsédants de la mémoire et du temps, ses
récits fascinants balayent tout le champ de la spéculation humaine.
Grand
voyageur malgré sa cécité, Borges a souvent visité Paris. Son lieu de
prédilection pour y loger, avec sa compagne Maria Kodama, était le célèbre
l’Hôtel, rue des Beaux-Arts, haut lieu du dandysme, où séjournèrent longtemps
Pierre Loti et Oscar Wilde qui y mourut seul et ruiné. C’est dans la
pénombre d’une chambre de cet établissement mythique que, en avril 1978, eut
lieu la rencontre avec le vieux sphinx Jorge Luis Borges, l’Argentin universel.
Bonjour,
monsieur Borges. Je vous remercie de me recevoir.
Appelez-moi
Borges, tout court. J’ai presque quatre-vingts ans. Tous mes amis ont disparu. Lorsque
je pense à eux, je pense à des fantômes. Nous sommes tous des fantômes,
n’est-ce pas ? En 1955, j’ai perdu la vue et je ne lis plus les journaux. Je
n’ai pas souvent l’occasion de parler avec des gens. Aussi, quand j’ai une
interview, je remercie mon interlocuteur. Mais je le préviens toujours : je
suis trop catégorique, parfois même désagréable. C’est peut-être une réaction
contre ma timidité, car je ne suis jamais sûr de ce que je dis. Quand j’affirme
quelque chose, je ne fais qu’avancer une possibilité. Je propose donc, avant de
commencer, que nous émettions quelques locutions de doute, comme « peut-être »,
« probablement », « il n’est pas impossible que », etc. Le lecteur les placera
lorsqu’il le croira opportun.
Pouvez-vous mettre un visage sur une voix ?
Non ; je n’ai pas besoin de le faire. Un penseur anglais disait
que toutes les idées, tous les sentiments pouvaient être exprimés par la
parole. J’aurais préféré conserver la vue, mais la voix est si personnelle que
le fait de ne pas vous voir n’a pas beaucoup d’importance. Il y a une affinité
entre les personnes, difficile à expliquer. Mes rapports avec les objets sont
plus problématiques, car les objets ne parlent pas. Je ne peux que les toucher.
J’aurais dû être sculpteur.
Bien sûr, je préférerais vous voir, mais je dois chercher des arguments pour
supporter ma cécité, n’est-ce pas ? Autrement je me prendrais en pitié,
ce qui est détestable. Bernard Shaw disait que la pitié dégrade autant celui
qui s’apitoie que celui qui est pitoyable.
Ce
stoïcisme est-il dû à votre situation personnelle ou à l’héritage de vos
ancêtres ? Vous descendez d’une famille de militaires. Très courageux,
bien entendu.
Mon grand-père, le général Borges, est mort en 1874, au
cours d’une bataille contre les Indiens. Son avant-garde décimée, il est resté
tout seul sur son cheval blanc. Il s’est avancé au trot vers l’ennemi, qui l’a
troué de balles. Cela dit, il n’y a aucune raison de supposer qu’un militaire
est courageux. Un individu qui passe sa vie de caserne en caserne pour obtenir
de l’avancement et qui étudie la stratégie n’a pas besoin d’être courageux. Et
bien sûr, il n’est pas préparé pour gouverner. L’idée de commander et d’être
obéi est le propre d’une mentalité infantile. Cela explique que les dictateurs
soient des gens immatures.
C’est curieux. Avec votre généalogie de guerres et de
violences, vous êtes quelqu’un de pacifique, vous détestez la violence et vous
mettez des conditionnels dans toutes les phrases. Est-ce pour cela que vous
vous défoulez dans votre œuvre, faite de crimes, de duels et de trahisons ?
Je n’y avais jamais pensé. Il est possible que je sois, en
quelque sorte, la mémoire de mes aïeux. Il se peut qu’à travers moi ils
essayent d’effacer leurs vies de guerres et de violences.
Quand
avez-vous pensé devenir écrivain ?
Depuis
toujours. J’avais trois ou quatre ans quand j’ai commencé à écrire. Mon père,
psychologue anarchiste, m’a révélé la valeur de la poésie, le fait que les mots
ne sont pas simplement des moyens de communication, mais des sons musicaux,
magiques et complexes. J’avais déjà vingt-quatre ans et il me conseillait de
continuer à lire, de ne pas écrire jusqu’à ce que j’en aie vraiment besoin. Et
surtout, de ne pas me hâter de publier. Lui-même avait écrit un roman, qu’il
n’a jamais édité. Au fond, je suis devenu écrivain parce que c’était sa vocation
à lui et qu’il n’avait pas réussi. J’ai suivi tous ses conseils. Je le dis avec
une certaine nostalgie car, depuis 1955, ma cécité m’empêche de lire. Cette
année-là se sont produites deux choses capitales dans ma vie : on m’a nommé
directeur de la Bibliothèque nationale de Buenos Aires, et, presque
simultanément, je suis devenu aveugle. Deux cent mille volumes à portée de ma
main… sans que je puisse les lire.
Vous avez réalisé la vocation de votre père, mais pas
complètement. Votre père était dans l’erreur. Vous le reconnaissez vous-même
lorsque, dans la préface de Fictions, vous écrivez qu’il est vain de vouloir
développer en cinq cents pages ce qui peut être résumé en vingt ou trente.
En fait, je n’ai pas lu beaucoup de romans. J’ai lu Conrad,
Dickens, Dostoïevski, Melville… et Don Quichotte, comme tout le monde. Il
serait illogique que n’étant pas un lecteur de romans, j’essaye d’en écrire.
La vie est pleine de paradoxes. On vous a attribué le prix
Cervantès alors que vous n’aimez pas sa langue, l’espagnol.
Je n’ai
jamais dit cela ! J’ai pu dire que le français est une langue très
belle, avec des tournures qu’on ne trouve pas ailleurs, comme les y dans « j’y
suis, j’y reste » ou les en de « nous en reparlerons ». Mais nous avons, en
espagnol, les verbes ser et estar, qui n’existent dans aucune autre langue, et
qui séparent le métaphysique du contingent. Nous avons aussi une mobilité
enviable des adjectifs et une construction plus souple de la phrase. Les
Espagnols ont de quoi être fiers de leur langue. Mais ils ne savent pas la
parler. Ils la prononcent comme s’il s’agissait d’une langue étrangère.
Alors, d’où vient cette opinion si répandue que vous n’êtes
pas à l’aise en espagnol ?
J’aimerais qu’on me juge pour ce que j’écris, et non pas
pour ce que j’ai pu dire. Ou pour ce qu’on m’a fait dire, car, par timidité,
parfois je n’ose pas contredire mon interlocuteur. En revanche, lorsqu’on
écrit, on corrige jusqu’à l’infini. En fait, cette opinion a été tirée d’une
conversation avec Pablo Neruda, la seule fois où nous nous sommes rencontrés. Pendant deux heures, nous avons joué
à nous épater. Il m’a dit : « On ne peut pas écrire en espagnol. » Je lui ai
répondu : « Vous avez raison, c’est pour cela que personne n’a jamais écrit en
cette langue. » Alors, il suggéra : « Pourquoi ne pas écrire en anglais ou en
français ? – Bon, mais sommes-nous sûrs que nous méritions d’écrire dans ces
langues ? » Alors nous avons décidé qu’il fallait se résigner à
continuer d’écrire en espagnol.
Drôle de conversation entre deux personnes qui ne
s’entendaient pas.
Il avait écrit un poème contre les tyrans d’Amérique latine
en consacrant quelques strophes aux Etats-Unis, mais pas une seule à Perón. On
supposait qu’il était rempli d’une noble indignation ; en fait, il était en
train de penser à un procès qu’on lui faisait en Argentine et ne voulait pas
indisposer le gouvernement de mon pays. Il était marié à une femme argentine et savait très bien ce qui s’y
passait, n’est-ce pas ? Mais il ne voulait pas que son poème lui cause
tort. Quand je suis allé au Chili, il s’est éclipsé pour ne pas me voir et il a
très bien fait. Les gens
voulaient nous opposer. Il était un poète communiste chilien, et moi, poète
conservateur argentin, j’étais contre les communistes.
Que
reprochez-vous aux communistes ?
Je ne peux
pas être d’accord avec une théorie qui prêche la domination de l’Etat sur
l’individu. Mais tout ce que je viens de raconter n’a rien à voir avec
la qualité de la poésie de Neruda. Lorsque, en 1967, le prix Nobel a été
décerné à Miguel Angel Asturias, j’ai tout de suite dit que c’était Neruda qui
le méritait. Et il a d’ailleurs fini par l’avoir en 1971. Il ne me paraît pas
juste qu’on juge un écrivain pour ses idées politiques. Car s’il est vrai que
Rudyard Kipling a défendu l’Empire britannique, il faut aussi reconnaître qu’il
a été un grand écrivain.
Pendant un certain temps vous avez ignoré, vous aussi, les
crimes des militaires dans votre propre pays.
Au risque de me répéter, l’explication devrait être facile. Quand, comme moi, on commet
l’imprudence d’approcher les quatre-vingts ans, on reste assez seul. Comme vous
savez, je ne lis pas les journaux et je connais très peu de gens. J’avais
cependant entendu parler des « disparitions ». Mes amis m’ont assuré,
sincèrement, je crois, qu’il s’agissait de touristes qui simplement changeaient
d’endroit, mais qu’il n’y avait pas de « disparitions ». Je les ai crus,
jusqu’à ce que les mères et les grands-mères de la plaza de Mayo viennent chez
moi. Parmi elles se trouvait la cousine des propriétaires de l’un des journaux
les plus importants d’Argentine. J’ai vite compris que cette femme n’était pas
une actrice. Elle m’a dit que sa fille était « disparue » depuis six ans. Elle
voulait qu’on lui dise la vérité, même si sa fille était morte. Elle s’est
adressé aux ministres, au chef de la police, au Vatican, et toujours la même
réponse : « Vous l’aurez chez vous dans six mois. » Elle ne l’a jamais revue. Les militaires
argentins sont complètement fous.
Comme le terme de « disparu ».
La réalité est bien plus terrible : ces « disparus » ont été
séquestrés, torturés et assassinés. C’est un film qui finit très mal.
Avant votre cécité, vous étiez critique de cinéma.
Regrettez-vous ce temps ?
Pas énormément, car le cinéma a cessé d’être muet.
C’était mieux ?
Bien entendu ! Ensuite est apparu le cinéma en Technicolor.
Une autre calamité.
De quel film vous souvenez-vous ?
Un film mis en scène par Josef von Sternberg, sur les
gangsters de Chicago (1). C’était un film épique. Peu de jours après, Carlos
Gardel allait chanter dans la même salle de cinéma et je n’ai pas voulu aller
l’entendre, de peur de perdre l’impression que m’avait faite ce film. C’est
comme ça que j’ai raté Carlos Gardel.
Est-ce que, d’après vous, Carlos Gardel incarne ce que
pompeusement on appelle l’âme argentine ?
L’âme argentine a été plusieurs fois pervertie et corrompue.
Surtout par l’abominable dictature du général Perón. Je n’ai jamais été
péroniste. Le pays a beaucoup changé. En ce moment, nous vivons des années
considérées sans doute comme ridicules par le reste du monde, mais qui pour
nous sont épouvantables et infernales
(2).
De toutes façons, Gardel continue d’être un symbole de
l’Argentine. Ne dites-vous pas qu’il chante de mieux en mieux ?
Lorsque j’étais enfant, les hommes dansaient le tango entre
eux. Pas les femmes, car les paroles en étaient scabreuses. Ils chantaient à
voix basse, d’une façon délibérément inexpressive. Notamment lorsqu’il
s’agissait de crimes et de sang. Ils avaient cette timidité propre aux
Argentins. Jusqu’à ce qu’apparaisse le Français Carlos Gardel. Sa grande
découverte, en plus du charme de sa voix, fut de dramatiser le tango. Je me
souviens que j’étais avec ma mère aux Etats-Unis et nous entendîmes un tango. Le tango ne nous plaisait pas.
Pourtant quelques instants après, nous pleurions d’émotion.
Si vous aviez été sourd, vous n’auriez pas pu apprécier le
tango ni la milonga.
J’aurais aimé être musicien, mais je ne suis qu’un homme de
lettres. Peut-être ma frustration est-elle due à ma surdité musicale. Je ne
comprends rien à la musique, excepté la guitare, que j’aime bien. En général,
les gauchos ne jouent pas bien de la guitare, mais ils peuvent passer des
heures à l’accorder, ce qui produit déjà une sorte de musique élémentaire.
En revanche, parmi vos passions figure la généalogie,
n’est-ce pas ?
C’est pour moi un genre de la littérature. Les Anglais disposent d’un bel aphorisme : «
Savant l’enfant qui sait qui est son père. » Beaucoup plus savant celui qui
connaît l’origine de ses arrière-grands-pères, non ?
Vous m’avez déjà parlé de votre père. Et votre mère ?
Elle était
anglaise et je parlais anglais avec elle. Très jeune, on m’a emmené en Suisse
et je parlais français avec la maîtresse, et j’apprenais le latin avec un professeur.
Avec mon père, je parlais et j’écrivais en espagnol. J’ai donc cru, un
temps, que chaque personne avait sa propre langue. Curieux, des centaines de millions d’idiomes.
Mais c’est peut-être vrai, c’est pour cela que nous ne nous comprenons pas.
Ecriviez-vous
comme votre père, ou votre père comme vous ?
J’avais un style très baroque, comme lui. Quand on commence à écrire, on imite ses
maîtres, par modestie ou par ambition. Je crois que l’écrivain trouve son style
propre après des années. Quand j’étais jeune, je copiais donc mon père, je
cherchais des mots archaïques, inattendus. Maintenant j’évite les métaphores,
les mots rares, tout ce qui peut mener à consulter un dictionnaire. Je tâche
d’atteindre le fonds commun de la langue, au-delà de limitations temporelles ou
géographiques.
Pensez-vous
que vous êtes arrivé à être Borges, maintenant que vous avez une « œuvre » ?
Ce que vous
dites est très émouvant, mais je vous prie de mettre œuvre entre guillemets. Je
n’ai pas une « œuvre », mais des fragments. J’ignore pourquoi je suis célèbre.
Au début je pensais que je ne publierais jamais ; ensuite, que j’étais une
superstition argentine, mais maintenant je dois me résigner et penser que je ne
suis pas un imposteur : j’ai reçu la Légion d’honneur en France, on m’a fait
docteur honoris causa de plusieurs universités… Mais ce que Borges préférerait,
c’est qu’on le loue davantage pour ce qu’il n’a pas écrit que pour ce qu’il a
écrit. C’est-à-dire, pour ce qu’il a gommé et qui se retrouve entre les lignes.
Cela on peut le faire grâce à
Cervantès et aux littératures française et anglaise, car en général, l’espagnol
est très grandiloquent. J’ai toujours en tête la phrase de Boileau : « J’ai
appris à Molière l’art de faire des vers simples avec difficulté. » D’après
moi, peu d’écrivains ont atteint la perfection, sauf peut-être Kipling dans ses
nouvelles. Elles n’ont pas un mot de trop. Je tâche d’apprendre de lui,
en toute modestie. Etre à la fois simple et complexe. Bien sûr, certains sujets
exigent le roman, comme l’invasion de la Russie par Napoléon. Mais je ne pense
pas écrire de romans.
Et surtout, vous n’allez pas vous mettre à lire Tolstoï.
J’avais commencé à lire Guerre et Paix, mais j’ai abandonné
lorsque les personnages devenaient inconsistants. George Moore dit que Tolstoï avait fait une
description tellement minutieuse d’un jury qu’au bout du quatrième membre il ne
se rappelait pas des caractéristiques du premier. Comme depuis un quart de
siècle je ne vois plus, on me fait la lecture, et je préfère les relectures. Pour
écrire, je me contente de dicter. A l’approche de mes quatre-vingts ans, j’ai
beaucoup de projets.
La dernière fois que je suis venu vous voir, avec Ignacio
Ramonet, votre passion était l’étymologie.
Je continue. L’origine des mots va plus loin que celle des
générations. Observez le mot saxon bleich, qui signifie incolore. Il a évolué
dans deux sens opposés. En espagnol vers blanc (blanco) et en anglais vers noir
(black). Et savez-vous d’où vient le mot jazz
? De l’anglais créole de la Nouvelle Orléans, où to jazz signifiait
faire l’amour, mais le faire d’une façon rapide, spasmodique, comme le suggère
cette onomatopée. Je viens d’apprendre que le mot cosmétique vient du grec :
ordonner le monde. Enjoliver
le visage, comme s’il s’agissait de l’univers. Curieux, n’est-ce pas ?
Le professeur Pascual vient de m’apprendre que Canaries ne
veut pas dire qu’il y avait beaucoup d’oiseaux dans ces îles. Elles ont été
baptisées lors du premier siècle par un roi de Mauritanie parce qu’il y avait
vu des chiens (canes) énormes.
Quelle désillusion ! Mais vous m’avez appris quelque chose.
L’autre jour, votre ami Ramonet m’avait expliqué l’étymologie de Gabon, qui
viendrait du portugais gabão, manteau.
Quelle mémoire vous avez ! Presque comme celle de Funes, le
héros d’une de vos nouvelles.
Alors là, non ! Funes est mort écrasé par sa mémoire. Cette
nouvelle est une métaphore de l’insomnie.
C’est pour cela qu’elle nous angoisse tellement.
Oui, le manque de sommeil est terrible. J’en ai souffert pendant un an à Buenos Aires. C’était
l’été, de longues nuits, avec des vrombissements de moustiques… comme si un
ennemi diabolique m’avait condamné.
Quand j’étais petit, mon père m’a dit : « Regarde bien les
drapeaux, les douanes, les militaires, les curés, car tout ça va disparaître et
tu pourras raconter à tes enfants que tu l’as vu. »
Pas Dieu ? On voit bien que vous êtes agnostique, pour ne
pas dire dualiste. Est-ce encore l’influence de votre père ou avez-vous eu une
éducation religieuse ?
Une éducation religieuse, comme tout le monde. Mais pas
longtemps. Je me suis vite aperçu, en lisant les Grecs, qu’il y avait beaucoup
de dieux. Pourquoi un seul ? Et pourquoi celui-là devrait être le bon ? Je
n’aurais jamais pu lui pardonner d’être le responsable de ma vie. Et quelle
religion est-ce là, le Vatican, avec ses banques, sa police et ses services
secrets ? Le Christ a dit : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » Mon père disait que dans ce monde
tout est possible, même la Trinité. Comment croire à ce monstre théologique ? La
théologie est plus étrange que la littérature fantastique : trois êtres, parmi
eux une colombe, dans un seul dieu… Nous sommes au-delà des cauchemars de Wells
ou de Kafka. En revanche, j’admire la Bible. Cette idée de réunir dans un seul
livre quatre textes d’auteurs différents et les attribuer au Saint-Esprit ! En
somme, j’aurais pu être… méthodiste, par exemple, comme quelques-uns de mes
ancêtres, mais pas catholique. Les catholiques de mon pays appartiennent à un
genre qui m’est désagréable. Ils pensent que l’Argentine est un pays essentiel,
alors que nous savons tous qu’il s’agit d’un pays tardif, dont on ne peut pas
comprendre l’histoire sans se référer à l’Espagne.
Vous
intéressez-vous toujours aux disputes théologiques ? Depuis les Pères de
l’Eglise, il n’y a pas grand-chose de nouveau.
Maintenant,
la théologie est très délaissée, mais elle est inépuisable, comme les romans
noirs ! Et quel sacrilège : on est à la recherche de Dieu comme s’il s’agissait
d’un vulgaire assassin. On nous dit que Dieu est un personnage tout-puissant et
débordant de bonté, mais il suffit d’un simple bruit de moustique pour en
douter. Les gens ne parlent que de politique et de sport. Deux choses frivoles qui créent un
sentiment nationaliste. le gouvernement argentin veut maintenant organiser un
tournoi de football. Incroyable, n’est-ce pas, de la part d’un gouvernement ?
Imagine-t-on le chef de d’Etat se lever et crier « Goool ! » Comment peut-on
être si ridicule ? Les journaux, les gens s’écrient : « Nous avons vaincu tel
pays ! » S’il suffisait que onze garçons argentins en pantalons courts gagnent
un match contre onze garçons d’un autre pays pour vaincre une nation…
Vous avez
beaucoup voyagé ces derniers temps.
Quand
j’étais jeune je n’aimais pas voyager. Maintenant que je suis vieux et aveugle
je n’arrête pas de le faire. J’aimerais connaître l’Orient, qui pour moi se
réduit à l’Egypte et l’Andalousie. Et aussi l’Inde, que je connais grâce à
Kipling. J’ai une invitation pour aller au Japon et j’ai hâte de m’y rendre. Vous
allez me dire qu’étant aveugle je ne vais pas apprécier ; je ne le crois pas.
Le fait même de penser « Je suis au Japon » représente déjà une richesse. Je ne
peux pas voir les pays, mais je les perçois, à travers je ne sais quels signes.
Ce n’est pas extraordinaire ; cela arrive tous les jours. En ce moment, je perçois
votre amitié, non par ce que vous me dites. C’est quelque chose
d’intraduisible. Pourquoi une personne est-elle amoureuse ? Elle ne le devient
pas pour ce qu’elle voit ou ce qu’elle entend, mais à cause de quelques signes
occultes qui émanent de l’autre. Bon, quand on parle avec quelqu’un, on sent si cette personne vous aime
ou si vous lui êtes indifférent. On le sent en marge de ses paroles, qui
d’habitude sont banales.
Etes-vous capable de sentir aussi un paysage ? Le
percevez-vous également à travers les vibrations des voix ?
Ce que j’imagine peut être complètement anachronique. Il est
possible que je me réfère à des impressions qui me restent du temps où je
jouissais de la vue. Maintenant, en fermant un œil, je suis capable de deviner
certaines couleurs, surtout le vert et le bleu. Le jaune ne m’a jamais quitté.
En revanche, j’ai perdu le noir. L’obscurité me manque. Curieux, non ? Un
aveugle privé d’obscurité. Même quand je dors, je me trouve dans une nébuleuse
verdâtre ou bleuâtre.
Avec tant de voyages, l’idée de cosmopolitisme qu’on a de
vous se confirme.
Cette idée de frontières et de nations me paraît absurde. La
seule chose qui peut nous sauver est d’être des citoyens du monde. Je vais vous raconter une anecdote
personnelle. Lorsque j’étais petit, je suis allé avec mon père à Montevideo. Je
devais avoir neuf ans. Mon père m’a dit : « Regarde bien les drapeaux,
les douanes, les militaires, les curés, car tout ça va disparaître et tu
pourras raconter à tes enfants que tu l’as vu. » C’est tout le contraire.
Aujourd’hui il y a plus de frontières, plus de drapeaux que jamais.
Mais moins de curés, quand même.
Qu’en
savons-nous ? Ils sont déguisés, maintenant. Et comme mon père était
végétarien, il me montra une boucherie pour que je puisse dire plus tard : «
J’ai même vu une boutique où l’on vendait de la viande. » Peut-être mon père
avait-il raison ; ce fut sans doute une prophétie prématurée qui mettra
quelques siècles à se réaliser.
Trop tard ? Les Ecritures conseillent de se retirer de la vie
à soixante-dix ans.
Je suis trop vieux, n’est-ce pas ?
Je ne voulais pas dire cela, Borges.
J’attends le moment de la mort avec impatience, mais dans ma
famille la mort a toujours été terrible. Ma mère est morte à quatre-vingt-dix-neuf ans, désespérée. Ce
n’est pas la mort que je crains, mais la décrépitude. Avec moi disparaît une
lignée, ce qui est très douloureux pour un amoureux de la généalogie comme moi.
Ne vous inquiétez pas trop. Vous ne laissez pas d’épigones.
Vous me tranquillisez. Ainsi donc, puis-je attendre
calmement la mort ?
Cela reste à voir. Vous avez écrit, ou dit : « L’éternité me
guette. »
L’immortalité
personnelle est incroyable, comme la mort personnelle, d’ailleurs. Je
pense que j’avais fait une paraphrase du vers de Verlaine « Et tout le reste
n’est que littérature ». Attention, je ne suis responsable ni de ce que j’ai pu
dire, ni de ce que je dis en ce moment. Les choses changent sans cesse et nous
aussi. Je ne vais pas vous citer la célèbre phrase d’Héraclite sur la rivière
qui change, mais un vers de Boileau : « Le moment dans lequel je vous parle est
déjà loin de moi. »
Cependant, il vous arrive d’ironiser sur la mort. Ou sur la
longévité, « une mauvaise habitude difficile à extirper ».
Ce n’est pas moi qui le dis, mais la vox populi. « Il n’y a
rien comme la mort/ pour rendre les gens meilleurs./ Mourir est une habitude/
commune à tous les gens. »
On dirait
du Borges ! Ce Borges-là aurait-il peur de la mort ?
Non. Comme
mon père, j’ai bon espoir de mourir complètement, l’âme et la chair. Beaucoup
de croyants que je connais sont atterrés. Les uns espèrent aller au paradis et
d’autres craignent l’enfer. En revanche, un agnostique comme moi, qui ne
croit pas à toutes ces histoires, ne se croit digne ni de récompense ni de
châtiment. Il ne me reste plus qu’à attendre.
Je peux vous communiquer l’adresse de l’Association pour le
droit de mourir dans la dignité, dont je fais partie.
Me suicider ? Comme dit Lugones, « maître de ma vie, je veux
l’être aussi de ma mort ». Et il se suicida. J’y ai pensé plusieurs fois,
lorsque j’étais plus malheureux que d’habitude. Et aussi pour savoir ce qui se
passe quand on perd la vie, après avoir perdu la vue, n’est-ce pas ? Ensuite je
me suis dit qu’avoir l’idée de se suicider, cela suffisait. Maintenant que je
suis vieux, je me dis que c’est trop tard. La mort peut venir à tout moment. Mais j’ai encore des cauchemars et des
projets qui nécessitent deux ou trois ans encore…
Ramón Chao. Le Monde diplomatique, agosto 2001
Fuente : Ramón Chao
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