Le temps des rencontres
Un écrivain et son traducteur
Le spectre de Jorge Luis Borges hante une maison, à Arcachon…
Cette maison-musée, c'est celle de Jean-Pierre Bernés, ami et traducteur de Jorge Luis Borges. “Il me demandait de laisser des erreurs dans certaines traductions de ses textes antérieures aux miennes. Ça le faisait rire”, raconte le Français, qui vient de publier des souvenirs intimes sur le fantasque écrivain argentin.
Jean-Pierre Bernés, dans son antre. (Photo Rodolphe Escher pour Télérama)
Un autre monde. Dans cette grande maison, à Audenge, dans le « cul » du bassin d'Arcachon, le temps semble s'être arrêté. On n'y entend pas les tubes d'été des stations balnéaires voisines et plus huppées, mais des airs de tango. Jean-Pierre Bernés, son propriétaire, a le crâne rasé et l'air d'un moine bouddhiste. Son accent du Sud invite naturellement des sonorités espagnoles et des expressions typiquement argentines, et l'homme admet volontiers, comme on le lui a suggéré, que cette demeure familiale, où il a accumulé documents et souvenirs littéraires sur Borges, est à la fois un couvent, une prison ou déjà une tombe. Cela ne le perturbe pas : il vit ailleurs, il vit avant, ignore l'informatique, utilise encre et papier, sinue dans le labyrinthe de sa grande maison aux murs tapissés de tableaux d'ancêtres et de ceintures de mariées marocaines. Une maison dont chaque pièce est un musée dans lequel les frères Goncourt, japoniaiseries mises à part, auraient trouvé leur bonheur.
L'autre habitant de cet antre singulier est un Argentin, né en 1899 et mort en 1986, un écrivain dont le nom résonne dans toutes les histoires de la littérature : Jorge Luis Borges, le poète aveugle. « Bien sûr, dit Jean-Pierre Bernés, c'est la plus belle rencontre de ma vie. » Plus qu'une rencontre en fait, une marque du destin. Après Normale Sup et l'agrégation d'espagnol, préparée en même temps qu'un diplôme de relations internationales à Sciences Po en 1964 et une thèse d'Etat en études hispaniques, Bernés devient professeur à Nanterre, à Rabat, au Maroc, et à la Sorbonne. La « bifurcation », terme qu'il affectionne, intervient quand, pendant cinq ans, le jeune homme se retrouve attaché culturel à l'ambassade française de Buenos Aires. Il rêve alors de rencontrer Borges, qui figurait au programme de ses enseignements. Il rencontre d'abord un sphinx : après un dîner mondain, alors qu'il raccompagne le poète, celui-ci lui pose une devinette : « Comment est-il possible que l'on puisse faire rimer jusqu'au et Vasco ? Lorsque vous aurez trouvé l'auteur, vous me ferez signe. » Et Mallarmé, autre poète acoustique, de devenir le passeur entre ces deux hommes.
Pendant des années de complicité, où les confidences intimes se disent toutefois en espagnol, ils parlent la langue de Voltaire, échangent des références, dissertent sur la littérature, se récitent des poèmes, chantent des tangos, plutôt ceux des gouapes que les tangos trop sirupeux, « ces lamentations de cocus » que Borges abhorrait. Dans son appartement de Buenos Aires, Bernés organise des dîners, il est l'invité de ceux des autres, dont les sœurs Ocampo, les vestales argentines de la revue Sur, aristocrates, éditrices et poétesses.
“Pour Borges, j'étais la France, le pays
de la littérature, nous récitions Ronsard
ou Montaigne, son auteur fétiche.”
C'était le temps des salons littéraires, fréquentés par la cantatrice Régine Crespin, la danseuse Maïa Plissetskaïa, où les silhouettes de Roger Caillois, de Wladimir d'Ormesson ou de Drieu La Rochelle se perpétuaient dans les commentaires élogieux ou acides. Et, au milieu de tout ce monde, Borges, réfugié dans le silence, scandant des tangos et savourant des desserts. « Pour lui, dit Bernés, j'étais la France, le pays de la littérature, je lui lisais La Chanson de Roland, nous récitions Ronsard ou Montaigne, son auteur fétiche, qu'il était fier de côtoyer dans l'édition de la Pléiade. »
Borges, il ne suffisait pas de le traduire, comme le fit Bernés dans ses deux tomes de la Pléiade, il fallait aussi décrypter ses silences et comprendre le regard de ses yeux morts. « Il était une éponge littéraire, donnait des surnoms à tout le monde, y compris les plus cruels, et aimait semer des indices ici ou là. Il me demandait de laisser des erreurs dans certaines traductions de ses textes antérieures aux miennes. Ça le faisait rire. Il disait que son œuvre serait enrichie par les erreurs de traduction et que le traducteur et le lecteur écriraient la version définitive. Il avait une mémoire des textes ahurissante. Aveugle, il dictait, puis écoutait en corrigeant plusieurs fois la ponctuation, en commençant par les points, les virgules, puis les majuscules. » Jean-Pierre Bernés se lève pour aller chercher un livre, montrer une dédicace, une photographie sur laquelle il pose au côté de Borges et où les rôles s'inversent, lui, les yeux fermés, et l'aveugle, les yeux ouverts.
“Il disait quelque chose, puis attendait
votre réponse. Chez lui, tout était
ludique et pervers.”
Lit-il des œuvres contemporaines ? Très peu, avoue-t-il. Il suit le conseil de Borges : passé 60 ans, il faut relire les grands textes, Dante ou Montaigne. Rester un capitaine Nemo dont la bibliothèque s'est arrêtée avant l'immersion dans le temps. Quant aux romans, c'est de la petite eau. Borges avait son idée sur la question : « Vous commencez par "Il pleuvait". Vous racontez des déjeuners, des petits déjeuners, des menus, des coucheries, le suicide de la belle-sœur à la fin, et vous remplissez de descriptions trois cents ou quatre cents pages, c'est mieux. N'oubliez pas les coucheries et les desserts ! » Et de conseiller à Bernés : « Ne lisez pas de romans, ne lisez que les titres. » Bernés sourit, énigmatique : « Il disait quelque chose, puis attendait votre réponse. Chez lui, tout était ludique et pervers. »
Quand on lui demande si le spectre de Borges, omniprésent dans la demeure, ne le hante pas trop, s'il ne se sent pas étouffé par cet écrivain qu'il fréquenta tant d'années et qui finit ses jours à Genève, Bernés nous regarde, incrédule : « J'ai eu la chance de connaître la fin d'une génération extraordinaire. J'étais l'intime de gens qui rivalisaient de culture, qui se détestaient ou s'aimaient en secret. Un jour je dirai tout. Mais je ne publierai la biographie de Borges qu'après ma mort et celle de l'autre. » « L'autre », c'est la Kodama, la veuve de Borges qui intenta deux procès à Bernés, qu'elle perdit. « Borges disait : "On ne sait rien de l'intimité de Dante, de Cervantès ou de Shakespeare ; moi, je veux qu'on sache, il faudra dire !" Je dirai donc, reprend Bernés, car Borges me condamnait à être sa mémoire. » Il s'installe alors au piano et interprète la milonga – musique ancêtre du tango – préférée de Borges, puis un air de Gershwin. « Caramba ! » aurait dit Borges.
Fuente : Gilles Heuré
Télérama n° 3160
Ses dialogues avec Borges
Exégète passionné de Jorge Luis Borges, Jean-Pierre Bernès publie aux éditions du Cherche Midi les souvenirs d'années de rencontres avec le maître argentin.
Jean-Pierre Bernès : « Borges avait 40 ans de plus que moi et la naissance de cette amitié littéraire coulait de source ». photo archives chantal moreau
Jean-Pierre Bernès : « Borges avait 40 ans de plus que moi et la naissance de cette amitié littéraire coulait de source ». photo archives chantal moreau
Audenge
Gironde
«Nous nous sommes tant parlés… » Le 14 juin 1986, Jorge Luis Borges, l'écrivain argentin, décédait à Genève, à l'âge de 87 ans. Avant de mourir, il travaille avec son ami Jean-Pierre Bernès, spécialiste de son œuvre.
Jean-Pierre Bernès a connu Borges lorsqu'il était en poste à Buenos Aires comme attaché culturel à l'ambassade de France, de 1975 à 1979. Il a aussi passé une année entière auprès de lui à Genève, à la fin de la vie de Borges et tous deux ont établi pour la Pléiade, des œuvres complètes du maître argentin : « Grâce à la Pléiade, je vais coudoyer tous mes amis, Montaigne, Dante, Shakespeare, et Cervantes, s'était exclamé Borges », raconte Jean-Pierre Bernès. Cette amitié entre les deux hommes ? « Borges m'a condamné à être sa mémoire. »
Une maison musée
Aujourd'hui, Jean-Pierre Bernès s'est retiré à Audenge, dans une maison musée extraordinaire. Une « survivante » du XVIIIe siècle, avec sa longue galerie basse, son parc, ses pièces à la fois sombres et majestueuses. Là, se côtoient, dans un ordre que seul le maître de céans connaît, les souvenirs : des tonnes d'ouvrages - « Je suis toujours à la recherche de documents inédits » - de grands pianos, des lustres somptueux, des mélanges de souvenirs argentins, berbères, russes…
L'ami de Borges fut professeur de littérature - il a enseigné vingt-cinq ans à la Sorbonne - et depuis sa « retraite » audengeoise, s'est consacré à l'œuvre de ce génie de la littérature. Il fut d'ailleurs le dernier traducteur de Borges. En publiant « La vie commence » (1) il a souhaité raconter les liens étroits qui l'unissaient au grand écrivain, le faire vivre, revivre : « Borges est en train de ressusciter ! », lance-t-il.
Jean-Pierre Bernès est né à Beyrouth et il arrivait à l'âge de 18 mois avec sa famille à Audenge. Il y vit désormais quasiment seul. Aux côtés de sa « vieille gouvernante » aveugle, Amanda, 95 ans. « C'est elle qui me dit, en parlant de moi : ''Ce pauvre monsieur est un saint, il est devenu le cuisinier de sa cuisinière…'' Elle m'a suivi partout, elle a connu Borges, lequel lui disait toujours qu'elle était la reine des "postres", des desserts. »
Les belles années
Jean-Pierre Bernès parle « avec cet accent gascon que je ne renierai jamais ». Chemise boutonnée jusqu'au col, cravate, port d'une extrême droiture. Il l'avoue volontiers : « Borges avait 40 ans de plus que moi et la naissance de cette amitié littéraire coulait de source. Enfant, mes parents m'ont toujours interdit de jouer avec les petits Audengeois. Mes amis, c'étaient les adultes. Aussi quand j'ai rencontré Borges à Buenos Aires, j'ai tout de suite été attiré par ses amis, j'ai cru retrouver des copains d'enfance, tant ils étaient plus âgés que moi ! »
Car Jean-Pierre Bernès a eu la chance de vivre les belles années de Buenos Aires à l'époque de sa grande effervescence culturelle, fréquentant dîners et concerts. Il rencontre Victoria Ocampo, célèbre femme de lettres, et sa sœur Silvina, elle aussi écrivain, devient l'intime de ce cercle où Borges est le centre, où l'on dîne de littérature. Le soir, on joue du piano, où l'on chante, on parle livres, on chante, on s'amuse. La musique, le chant ? « J'ai eu un Prix d'excellence de piano et un autre de chant, dit-il. Et je prends encore plaisir à jouer du tango pour ma vieille gouvernante. »
Bifurcations du destin
Borges, encore ? « Un homme pudique. Tous les messages qu'il voulait faire passer, il le faisait avec la littérature. La rencontre devait se faire. Ma grand-mère qui vivait en Argentine, était la meilleure amie de sa grand- mère. Le destin est fait de symétries inattendues. ''Sachez lire les mystérieuses bifurcations du destin'' me répétait sans cesse Borges. »
Jean-Pierre Bernès, dans ce phrasé précis qu'il manie à la perfection, évoque, encore, et toujours Borges. Est-ce lui qui parle, ou est-ce Borges qui nous parle ?
Des regrets de cette vie Argentine ? « Non, je vis dans un autre monde, je suis installé dans l'éternité. » Une « éternité » où Jean-Pierre Bernès s'échappe de temps en temps pour chanter, chez lui, de la musique religieuse, ou encore donner, de ci de là, un concert public de tango : « Mon vieux maître Borges s'était autoproclamé archéologue du tango ! », lance-t-il.
(1) Jean-Pierre Bernès : « J. L. Borges : La vie commence ». Éditions Le Cherche Midi, 198 pages.
Fuente : Journal Sud Ouest - 15 de Agosto de 2010
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hola, quiero saber si se consigue este libro en argentina....
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